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Le tir à l'arc : Etude socio-ethnographique d'un groupe d'archers de la banlieue parisienne
I. Données générales sur le tir à larc
Commençons par donner quelques explications sur lorigine des associations darchers en Europe de lOuest. En France, les archers se retrouvaient dans les " compagnies ".
Histoire des groupements darchers
Lorigine des compagnies est très ancienne, elle pourrait remonter aux milices urbaines de la fin de lempire romain. Comme lindique un document interne de la famille de Noisy-le-Sec, les compagnies étaient issues dorganismes semi-militaires, semi-civils, doublés généralement dune confrérie religieuse au Moyen Âge, et dans lesquels les milices sentraînaient. Linsécurité des campagnes poussait les serfs, les artisans et les bourgeois dune même localité à se grouper dans un but de défense, à sarmer et à sentraîner le dimanche. Cest en fait à partir du XIIème siècle, lors de laffranchissement des communes par Louis VI le Gros, que ces compagnies sorganisèrent en confréries militaires qui prirent le nom de guildes en pays germanique et flamand ou de serments et de connétablies en France. En 1260, saint Louis publia une ordonnance par laquelle chacun était " requis de prendre exercice du noble jeu de larc plutôt que de fréquenter dautres jeux dissolus " et il sinscrivit lui-même comme membre dune confrérie. Le tir à larc devint ainsi une pratique répandue dans les campagnes autour des bourgs. Plus tard Charles VII créa les Francs-Archers, exempts dimpôts. Ces compagnies furent dotées de franchises et de privilèges par tous les rois de France. Larc, parce quil était sans doute larme idéale pour la défense des remparts des villes, fut donc choisi par les bourgeois. Les milices prirent alors une certaine importance et devinrent les instruments dune révolution plébéienne contre la féodalité, quencouragea le pouvoir royal tout au long du Moyen Âge. Face à lépée du chevalier noble, larc fut larme du peuple des bourgs. Le roi, seul suzerain des villes alors émancipées de la tutelle seigneuriale locale, sassurait ainsi un surcroît dhommes armés que ne pouvaient lui proposer les seigneurs; le roi ne dépendait plus de la volonté de ses vassaux.
Lorganisation juridique des compagnies ainsi que leur code éthique sont conçus à limage de la chevalerie militaire. On peut dire que le système féodal a suscité un pendant populaire et généré la chevalerie darc, qui se fixe les mêmes règles, le même code dhonneur, et observe les mêmes vertus que celles dorigine militaire fondées par les guerriers du haut Moyen Âge. Ces structures corporatives, ayant adopté les règles des confréries des métiers, vont perdurer jusquà la période révolutionnaire.
Les arbalétriers et les couleuvriers (la couleuvrine était un canon au tube long et effilé) sorganiseront de la même façon, en compagnies. Linvention de ces armes plus modernes renforce, au lieu de faire disparaître, les compagnies darc. Larc et larbalète continuent souvent dêtre considérées comme armes de " vilains ". De là le peu dextension, le manque déclat des compagnies darc et darbalète, réservées à la basse bourgeoisie et au peuple.
Dès le XVIème siècle, mais surtout à partir du XVIIème, les compagnies tendent à devenir des lieux de réjouissances et de plaisirs. Les nobles et les haut-bourgeois tiennent alors à en faire partie et ont même tendance à vouloir en exclure les autres. Les compagnies servent de support à une course au prestige social: dès que ces endroits deviennent huppés ou à la mode, ils attirent les éléments des classes supérieures.
Au XVIIIème siècle, les compagnies connaissent une certaine décadence et lon se met à les tourner en ridicule; elles perdent peu à peu tous leurs privilèges fiscaux. Les énormes dépenses quengendrent les fêtes et les festins qui accompagnent les tirs du Papagault, ancêtre de lactuel Abat-loiseau, où sont conviés les meilleurs tireurs des villes voisines, ces dépenses atteignent un tel degré de faste quelles causent la ruine de plusieurs familles et nécessitent la promulgation de lédit de 1735 qui va amener la disparition dun grand nombre de compagnies.
A la Révolution, les compagnies ne purent subsister dans leur forme à lavènement dun nouveau régime. Elles furent interdites, mais dès la tourmente passée, se reconstituèrent. Jusquen 1850, les compagnies ainsi reformées se remirent sous lempire des anciens statuts. Elles recrutaient surtout dans le milieu ouvrier, offrant une saine distraction à louvrier, le détournant théoriquement de lalcoolisme très fréquent à lépoque. A la fin du XIXème siècle, Paris et sa banlieue comptent près de deux cent compagnies regroupées en quinze familles. Chaque famille a un comité et lensemble de ces comités forme une sorte de conseil supérieur de Chevalerie, première grande organisation du tir à larc. En 1863, pour rester en accord avec lévolution de la société civile et des mentalités, sous la responsabilité du Dr DENONVILLIERS de la Compagnie impériale de Paris, des statuts nouveaux sont publiés, écartant des textes toutes références religieuses, rapprochant étroitement la Chevalerie de larc des structures du compagnonnage.
En 1899, sous légide dOctave JAY, capitaine de la Compagnie de Saint-Pierre de Montmartre, les familles de lÎle-de-France et des compagnies de lOise se regroupent pour fonder la Fédération des Compagnies dArc dÎle-de-France, munie dun Conseil supérieur qui sest donné entre autres la mission dentretenir lesprit de confraternité dans la Chevalerie darc. Les rites liés à la chevalerie sont modifiés, conformément à la loi de 1901 qui interdit toute référence religieuse ou politique dans le cadre dune association, ils sont laïcisés par O. JAY (qui supprime " les symboles ridicules ou dun mysticisme outré "). Toujours sous limpulsion de la Chevalerie qui en assurait le fonctionnement, la Fédération prit un caractère national en devenant autonome en 1928 pour former la F.F.T.A. (Fédération Française de Tir à lArc). Vers la même époque, le tir à larc devient un sport olympique. Par suite de la progression constante du nombre de licenciés, de lévolution et de la transformation du tir à larc, la chevalerie perdit progressivement de son influence au sein de la Fédération. On a vu apparaître de plus en plus dassociations se structurant sous forme de clubs et abandonnant la chevalerie. Dans les années soixante, et notamment après les événements de 1968, le nombre des chevaliers est en chute libre et même dans les compagnies qui conservent cette appellation, la Chevalerie tend à disparaître. Seules quelques unes, notamment en Seine-Saint-Denis, continuent à perpétuer scrupuleusement les traditions.
Il y a donc deux manières de tirer à larc en France aujourdhui, en association: - en club pour faire du tir de loisir et de compétition, - en compagnie, dans des organisations qui se réclament dune tradition fort ancienne et où la " course aux points " et la recherche absolue de la performance nest pas la préoccupation première des membres, bien que beaucoup dentre eux participent à des compétitions. Leur but est de perpétrer la tradition, et en particulier la chevalerie darc. Le maintien de cette tradition est un thème récurrent du discours et de la pratique de ces archers. Ils portent une grande attention à lhistoire de la compagnie et de la chevalerie, comme par un besoin dauthentification. Luniforme sert à la reconnaissance identitaire. Une vingtaine de compagnies, regroupées par amitié et par proximité, forment une " ronde " ou une " famille ".
Dans Le tir à larc (1900), au sujet de lorigine de la chevalerie, Albert de Bertier écrit: " Vers le début du Moyen Âge, linstitution de la chevalerie sest développée dans la noblesse guerrière dune partie de lEurope. Cest elle qui semble avoir donné lidée dimprimer aux associations militaires accessibles aux bourgeois et aux gens du peuple, telles quétaient les compagnies darc, un caractère spécial destiné à exalter chez tous ceux qui en faisaient partie des sentiments dhonneur, de solidarité, de courtoisie, de bienséance. " Faire partie dune compagnie était donc une forme de distinction sociale (pour employer une expression chère à Bourdieu). Les compagnies ont essayé daccentuer cet aspect en émettant un enseignement ésotérique, avec une sur-symbolisation à demi chrétienne de tous les éléments du tir à larc, du jardin darc, des arcs, des flèches, etc. Dans le catalogue de lexposition sur les jardins de Seine-et-Marne, où lon parle aussi des jardins darc, lieux dentraînement des archer, une archère écrit: " Le jeu de larc est le lieu des " Mystères de la Sainte-Trinité ". Cest aussi le lieu où lon combat les tromperies du monde, la fragilité de la chair et la malice du Diable, (...) le lieu de mémoire du supplice de Saint-Sébastien, (...) le lieu des délices où les bienfaiteurs jouissent de la lumière divine. LAllée du Roi est le Saint-Esprit qui mène dune cible symbolisant le Père à lautre cible symbolisant le fils. " Dans le rite dinitiation du chevalier interviennent symboliquement leau, le vin, le pain, mais aussi le sel. Les francs-maçons ont eu un rôle important dans cette mise en symboles de lunivers du tir à larc, car leurs effectifs souvent se confondaient avec ceux des chevaliers.
La conservation et luniformisation des rites sont des thèmes très souvent évoqués dans les réunions de chevaliers, probablement le seul objet même de ces regroupements avec linterprétation des symboles. Des recueils tendant à faire le bilan des pratiques en vigueur dans les différentes compagnies et dans la chevalerie se multiplient (Saint-Pierre-Montmartre, Noisy-le-Sec...) par un besoin de coucher sur le papier des pratiques qui pourraient être oubliées ou simplement changées; il sagit de les institutionnaliser, de les rendre immuables. LArchiconfrérie de Saint-Sébastien, construite un peu à limage des instances franc-maçonnes, soccupe de recherche, de préservation et de compilation de tous les documents ayant un rapport avec lhistoire des compagnies et le maintien des traditions, mais ceci à usage interne. Elle regroupe lélite de la chevalerie venant de différentes compagnies et familles. La tradition est un moteur essentiel de lactivité des chevaliers.
B. Le matériel de tir à larc et les différentes disciplines Le matériel de sport, avec le niveau technique et économique quil exige, a une incidence considérable sur la classe sociale de la population qui pratique ce sport. Voici donc en quelques mots comment décrire le matériel de tir à larc et son coût.
La Fédération Française de Tir à lArc présente ainsi le matériel de tir dans son Dossier de presse de 1996. Larc est de trois sortes. Larc dinitiation, qui se compose dune poignée, de deux branches, dune corde, dun viseur et dun repose-flèche, et dont la puissance varie de 15 à 30 livres. Larc classique qui est plus sophistiqué, en magnésium pour la poignée, en fibre de verre, carbone, céramique ou bois pour les branches; en plus des composantes essentielles de larc, il faut lui ajouter des stabilisateurs; la puissance de larc de compétition peut atteindre 50 livres pour les archers de haut niveau (environ 25 kg). La troisième sorte darc est larc à poulies: il est de même composition, mais se différencie par son mécanisme démultipliant la puissance de larc; larcher est autorisé à utiliser un viseur loupe et un décocheur automatique (ce qui donne une plus grande précision au tir).
Schéma des différents arcs.
Il faut souligner que larc est le produit dune technologie de pointe. A toutes les époques on a fait appel pour le construire aux techniques les plus avancées, et les archers nont jamais cessé dexpérimenter de nouveaux matériaux pour améliorer la puissance et la précision du tir. Ainsi les techniques de fabrication ont rapidement évolué, tenant compte des dernières découvertes technologiques. Cétait une nécessité pour le chasseur préhistorique sil ne voulait pas mourir de faim; cétait un enjeu politique au Moyen Âge, à celui qui fabriquerait larme la plus mortelle. Et ceci est encore vrai à notre époque, dans un milieu sportif qui brasse de plus en plus dargent, pesant lourdement sur la recherche de performances sportives. Les archers disent aujourdhui que la qualité de larc est responsable pour moitié dans une flèche qui atteint le centre. Mais lautre moitié, cest beaucoup de concentration et dentraînement à refaire toujours le même geste, à avoir la même position, celle qui est sûre de guider la flèche jusquà la cible. Cest dexpérience, même mince, que nous pouvons dire: la moindre petite chose peut faire que la flèche ira se planter hors de la cible (" faire une paille ") au lieu " daller dans le jaune " (le centre de la cible): avoir visé avec les deux yeux au lieu dun seul, navoir pas décoché assez énergiquement, la main légèrement déséquilibrée sur la poignée, les doigts trop hauts sur la corde, le viseur ou le berger-button mal réglés (ce dernier diminue " le paradoxe de la flèche ", i.e. son frétillement), etc. Quand les réglages techniques sont au point, cest sur léquilibre psychique, mental autant que physique quil faut travailler, sur les " sensations " du tireur. A la limite, larcher sefforce plus de trouver cette position où il se sent bien, que datteindre la cible tout de suite, à la première volée. Il essaie de " grouper " ses flèches, signe quil a gardé sa position, ce qui est un bon début. Limmobilité et le calme de larcher sont légendaires, mais cest beaucoup plus de la concentration, une tension interne et une grande endurance qui lui permettront de tirer des centaines de kilos (de corde) pendant une compétition.
Pour commencer avec un matériel simple, larcher devra investir 600 à 800 Francs environ pour un arc dinitiation (mais la première année, larc est souvent prêté par la compagnie qui en a toujours quelques dizaines en réserve), plus 400 F daccessoires (palette, flèches, plastron, carquois), plus 600 à 1000 F dinscription dans un club. Le prix dun équipement de compétition de bon niveau se situe autour de 4000 à 5000 F; les flèches en carbone le plus souvent ou en aluminium coûtent de 20 à 100 F lunité, larcher en a besoin au minimum de trois identiques.
Par rapport à dautres sports nécessitant du matériel et une licence, remarquons que linvestissement financier est abordable, pour peu quon ait une situation financière stable, même modeste. Ceci est vrai à notre époque, mais semble lavoir été aussi autrefois. R. Hardy parle des archers des armées anglaises du XIIIème siècle comme " des hommes dhumble condition ". Les vieux registres de compagnies (Saint-Pierre-Montmartre, Brie-Comte-Robert, Claye ...) donnent les professions des chevaliers à leur entrée dans la compagnie: au XIXème siècle et au début du XXème, par exemple, ils sont maçon, serrurier, vigneron, journalier, dessinateur, tailleur de pierre, horloger, parfois " propriétaire ", agent dassurances, instituteur... des professions qui ne devaient pas offrir de gros revenus, mais quand même une aisance suffisante pour sacheter un arc, en y mettant au besoin un mois de salaire.
2. les disciplines: le dilemme entre le sport et la tradition Il y a plusieurs disciplines de tir à larc ayant chacune sa réglementation: elles allient le tir en salle au tir dextérieur selon la saison, avec un savoir-vivre tout populaire, proche de la nature et de ses cycles.
Les disciplines internationales sont le tir FITA ou tir olympique (en extérieur, sur terrain plat, à des distances de 30 à 90 m), le tir en salle (pratiqué surtout en période hivernale, à 18 ou 25 m), le tir en campagne (sur terrain accidenté découvert ou en sous-bois, associant la découverte de la nature à la pratique du tir à larc à des distances variables). Les disciplines nationales sont le Beursault traditionnel (du vieux français " bersailler ", tirer), le tir fédéral et le tir nature sur blasons animaliers. Il y a aussi des disciplines de loisir comme le tir au drapeau (discipline originale qui consiste à envoyer des flèches le plus près possible dun fanion planté au milieu de cercles concentriques dessinés au sol, à grande distance: 115 à 165 m), larcherie-golf où archers et golfeurs sassocient, et le ski-arc biathlon.
Les disciplines internationales doivent accueillir des archers du monde entier ayant des traditions très différentes dun pays à lautre (le kiudo asiatique serait difficile à marier avec le beursault français!), cest pourquoi elles sont purement sportives et assez impersonnelles par conséquent pour les archers. Mais le tir à larc national est imprégné de traditions; la Fédération a dailleurs rendu obligatoire le tir Beursault, le seul tir traditionnel et de compétition, aux sportifs qui veulent passer les compétitions des autres disciplines. Ceci est important pour comprendre la suite. Il semble que le monde du tir à larc soit, de façon mal commode pour lui, assis sur deux chaises à la fois: celle de la tradition et celle de la performance sportive pure. La Fédération ne peut renier ses origines chevaleresques, fondée en 1898 par le capitaine dune très ancienne compagnie parisienne (Octave Jay, de la compagnie de Saint-Pierre-Montmartre, fondée au XIIème siècle), dabord sous le nom de Fédération des Compagnies dArc dÎle-de-France et de lOise, puis devenue nationale en 1928 en ne sappelant plus que Fédération Française de Tir à lArc. Dans cette nouvelle appellation le mot " compagnie " a disparu, symboliquement cela signifiait que le tir à larc sadressait maintenant aussi à ceux qui ne connaissaient pas la tradition ou qui nétaient pas spécialement attiré par elle. Cétait une révolution pour le tir à larc pratiqué jusquici exclusivement en compagnies! Conséquemment on a vu apparaître de plus en plus dassociations se structurant sous forme de clubs, et vierges de toute pratique traditionnelle. Ceci a sans doute permis cet accroissement spectaculaire de leffectif des licenciés, voulu et recherché par la Fédération. Cependant il semble quil y ait actuellement un retour vers le passé historique et traditionnel du tir à larc, notamment visible dans les clubs où des archers vont voir exprès les anciens pour quils leur enseignent les traditions.
Attachons-nous maintenant à décrire le club de tir à larc de Saint-Cloud. Chaque club et compagnie est différent des autres, comme leurs membres aiment à le dire. Nous devons comprendre ce qui rassemble et unit ces archers.v |